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Date de création : 16.06.2010
Dernière mise à jour : 01.08.2024
1173 articles


Le Musée des femmes assassinées.

Le Musée des femmes assassinées.

RÉSUMÉ;
Nous sommes à Los Angeles, dans les hautes sphères du monde de l'art contemporain. Le Rocque Museum se prépare à l'évènement de l'année, le vernissage de la nouvelle exposition de Kim Lord, « Natures Mortes ». Kim Lord est une icône féministe, connue pour ses œuvres provocatrices et d'avant-garde. Cela fait cinq ans qu'elle prépare ce nouveau projet : une série de onze autoportraits dans lesquels elle incarne des femmes assassinées ayant défrayé les chroniques. Toute la crème de Los Angeles est au rendez-vous le soir du gala, mais la principale intéressée se fait attendre et plus la soirée avance, plus l'inquiétude de l'équipe du Rocque tourne à la frénésie : où est passée Kim Lord ?

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JEUDI 1

 

 

Depuis quatre ans que je vis à Los Angeles, le Rocque Museum est à la fois mon université et mon lieu de travail, qui m’offrent un diplôme d’art contemporain et un autre de vie cosmopolite – brillante comme les bleus dans une toile de Sam Francis, et aussi décadente que le moulage vingt-quatre carats d’un testicule de chat. La plupart des jours s’écoulent dans un flou agréable de mots et de tableaux. La plupart des nuits, je déteste quitter mon petit bureau, en particulier les soirs d’avril comme celui-ci, quand je peux étudier mon fouillis d’épreuves à corriger, contempler la cité qui commence à verdir, et imaginer que je suis toujours heureuse.

À deux pâtés d’immeubles, plus bas dans l’avenue, une nouvelle salle de concert commence à émerger d’une aire de stationnement crasseuse, tel un vaisseau d’argent. Juste au-delà, j’aperçois le pavillon d’un théâtre, les nuages violets d’un alignement de jacarandas. À environ deux kilomètres de là, je sais que le fleuve de la ville noie toujours sa gorge de béton, et je me rappelle la raison de ma venue ici, ma volonté d’y entamer une nouvelle existence, loin des fantômes du passé.

Ce soir j’aimerais m’attarder dans cette petite pièce, avec tout juste assez d’espace pour mon bureau chromé, mon classeur, une étagère de catalogues d’exposition, et un siège supplémentaire destiné aux visiteurs. Après six heures du soir, l’endroit est très calme. Je connais la place de chaque chose, j’ai des révisions à effectuer, et grâce à la porte vitrée personne n’est en mesure de me surprendre. Je pourrais attendre que la circulation se fluidifie pour dévaler le cours lumineux de la 101. En chemin, je regarderais peut-être trop souvent derrière moi. J’insérerais fébrilement la clé dans la serrure de mon bungalow décrépit. Mais je serais à la maison rapidement, et les heures de silence et de vide seraient moins nombreuses avant qu’arrive le sommeil.

Des klaxons bêlent sous ma fenêtre. En contrebas, j’aperçois deux camions de livraison de boissons qui se dirigent vers le carrefour menant à la voie inférieure passant sous notre avenue. Deux tournants de plus et ils disparaîtront par la rampe puis dans le tunnel qui dessert l’aire de chargement du musée. La soirée de gala se prépare.

Dans quelques heures, toute cette artère sera bloquée par les limousines. Il faut que je saisisse ma chance maintenant, et que je quitte le Rocque. Tout le monde artistique de L.A. va converger ce soir pour le gala d’ouverture de Natures mortes, la dernière exposition de Kim Lord. Trois cents invités vont venir manger, vider des flûtes de champagne et se masser dans les salles jusqu’à ce que celles-ci bourdonnent de leurs conversations. Ensuite ils sortiront pour parader et gloser avec éclat sur l’artiste, et ils iront danser. Une excitation presque tangible enflera dans ce brouhaha, comme un ballon maintenu sous l’eau. Ce sera la soirée de l’année. Chaque exposition de Kim Lord fait événement. Chacune de ses toiles “est tellement puissante que vos yeux en saignent”, comme le dit avec un sourire en coin son dernier compagnon Greg Shaw Ferguson, ce galeriste en vue.

Jolie formule. J’imagine aussi comment Greg l’a présentée. Tout d’abord, il a regardé la journaliste du Los Angeles Times au fond des yeux, comme s’il la remarquait subitement, un être humain face à un autre. Puis il a prononcé ces mots d’une voix très légèrement rocailleuse, a secoué sa chevelure d’un blond vénitien et a ignoré la jeune femme pour se plonger dans ses pensées, l’air indéchiffrable. Et pendant ce moment de réflexion, qui a duré juste une seconde de trop, elle est tombée sous son charme. Elles réagissent toujours ainsi.

La camionnette blanche d’une chaîne d’infos passe en rugissant et file vers cette même intersection. Il est temps d’y aller. Mes ruminations sur le don de séduction exaspérant de Greg n’effaceront pas mes propres cinq ans d’obsession pour lui, et elles risquent de contrarier mon évasion. Je passe la lanière de mon sac à l’épaule et je prends quelques épreuves que je laisserai à Yegina, notre directrice des expositions et ma meilleure amie. J’ai besoin d’une bonne dose de la loyauté sans faille de Yegina au Rocque afin de me vacciner contre un excès de laisser-aller. Que se passera-t-il si l’homme avec qui j’ai déménagé à L.A., l’homme qu’un temps j’ai pensé épouser, passe toute la nuit à tenir la main de Kim Lord ? Au bureau des adhésions, on n’a pas une seule seconde, même pas pour raccrocher le téléphone. Il se peut que nous ayons toujours du boulot demain.

Quand j’atteins l’escalier qui descend au centre du bâtiment, je m’autorise une lente prise de vue du cocktail que je vais rater. Nos bureaux occupent un bâtiment vitré de quatre étages qui domine le mastodonte tapi qu’est le musée lui-même, en fait un entrepôt des années 1920 qui servait de garage aux véhicules de police et qu’on a reconverti en galeries. Les murs du Rocque, que seule brise l’unique entrée vitrée et sertie d’acier, lui confèrent l’aspect d’un fleuron industriel désuet posé au milieu des gratte-ciel environnants. Nos 

adhérents adorent ce bâtiment, mais je suis sûre que sa taille et sa forme éveillent la colère de tout promoteur avide qui passe en voiture devant notre empreinte sur la colline la plus convoitée du centre-ville.

La face ouest du musée est une surface basse et grise qui exhibe sa fadeur dans les miroirs éblouissants que dressent les immeubles des banques. Ce soir, il arbore une bannière publicitaire marquée du nom de Kim Lord et des logos d’une douzaine de sponsors. Un tapis rouge est déroulé à côté, sous les projecteurs. Des hommes en gilets de sécurité disposent des cônes de signalisation pour bloquer la rue. Ici, les limousines viendront déverser les invités jusqu’à ce que le trottoir disparaisse sous les robes du soir. Ici, on prendra la pose sans trop sourire. Puis tous suivront le cordon pourpre sur un demi-bloc, jusqu’à l’escalier qui donne accès au passage souterrain pour les livraisons, à présent transformé en un cocon d’étoffes et de fleurs. Pas question d’une salle de bal défraîchie pour le gala de Kim Lord. Je peux déjà imaginer tous ces visages bien nourris, ravis et nerveux à la fois. La façon dont tous s’avanceront avec grâce, telles des âmes entrant aux Enfers.

Pour ma part, je trace mon humble chemin dans un couloir décoré d’affiches artistiques défraîchies, en direction du bureau de Yegina.

Elle est seule, l’air étonné, comme si on venait de lui décerner un trophée. C’est une perle, mon amie, pas du style prisé des habitants d’ici, les Angelenos, tellement mince qu’on pourrait la confondre avec un cure-dent, mais remarquable par sa chevelure d’un noir de jais et l’arc espiègle de ses pommettes.

Son visage s’éclaire et elle me fait signe d’entrer.

— Tu ne devineras jamais !

— Tu es fiancée depuis ce midi, sans me le dire ?

Elle a divorcé de son raté de mari blanc l’année dernière, et depuis elle est en quête de son partenaire asiatique parfait, de préférence vietnamien.

— Ah ah. Tu as droit à un autre essai, dit-elle.

— Don a fini par être accepté quelque part ?

Pour la deuxième année consécutive, son plus jeune frère n’a reçu que des refus de la part des écoles de médecine. Toute sa famille en est accablée.

— Ils vont voter oui ou non au projet de Bas, répond-elle d’une voix rêveuse. Lors de la prochaine réunion du conseil d’administration.

Bas Terrant est le nouveau directeur du musée. Yegina a en horreur son zèle de blondinet BCBG et sa volonté de publicité tous azimuts pour faire du Rocque une “destination incontournable” plutôt qu’un musée. Étant donné que Yegina a passé sa vie entière à mépriser les masses, et qu’elle se définit sans complexe comme élitiste, elle a failli en venir aux mains avec Bas quand il lui a parlé de son programme d’expositions et du créneau où elle pourrait insérer une nouvelle idée “populaire”, L’Art de la course automobile.

— Je croyais qu’il avait un contrat de trois ans, dis-je.

— C’est encore plus dingue, répond-elle avec une moue dépitée. Kim Lord est aux abonnés absents. Elle était censée se présenter ce matin à la séance de photos pour la presse, et elle n’a toujours pas montré le bout de son nez.

Je pose la main sur la poignée de porte. Je me contrefiche que Kim Lord se soit exilée sur Pluton. Si je quitte le Rocque dans les dix minutes, je peux encore devancer l’heure de pointe pour retourner à Hollywood.

— Elle a envoyé deux mails, mais elle ne répond pas au téléphone, ajoute Yegina avant de s’interrompre, l’air dramatique. Et aux Relations publiques, ils ont calé une série d’interviews capitales avant le gala.

Elle accroche mon regard de biais et abaisse les cils.

Je connais cette expression.

— Oh non, dis-je aussitôt en ouvrant la porte. Je n’ap­pellerai pas Greg.

Elle tente de biaiser :

— Tu composes seulement le numéro, et tu me laisses parler. Il sait forcément où elle est.

— C’est trop humiliant.

— Tu es consciente que le service Développement dans son intégralité va succomber à une combustion spontanée si la vedette de leur gala n’apparaît pas dans les temps ?

Elle me décoche un sourire lumineux.

Elle a raison. Notre équipe chargée de lever des fonds devient de plus en plus incandescente la semaine précédant tout vernissage, et ses membres explosent comme des feux d’artifice à la moindre anicroche. La survie du musée dépend de l’argent qu’ils collectent, et l’annonce de cette soirée a fait plus de bruit que toutes les autres ces dix dernières années. Les amateurs d’art connaissent le nom de Kim Lord. Ils ont vu les bannières rouge sang fleurir partout en ville, et ils veulent être les premiers à éprouver le choc visuel de ses dernières créations.

— S’il te plaît, dit encore Yegina. Je viendrai avec toi pour cette virée à poney ridicule, le week-end prochain.

Elle offre une contrepartie de poids. Je la supplie d’accepter depuis des semaines.

Avec un soupir, j’ouvre mon sac.

— Ce sont des chevaux. Et il s’agit d’une balade dans les collines, au coucher du soleil.

— De fougueux étalons ? demande-t-elle, pleine d’espoir, tandis que je fouille dans les reçus et les papiers d’emballage, et elle ajoute : Oh, et Jayme te cherche, au fait. Les Relations publiques ont besoin d’aide.

— Elle a promis que je n’aurais rien à faire, ce soir.

Chez moi attendent la biographie de F. Scott Fitzgerald en cours de lecture, un verre de vin blanc sec et le reste d’une tarte aux cerises faite maison. Ces derniers temps, mon quotidien n’est pas reluisant, ce n’est pas la vie pour laquelle je croyais m’embarquer lorsque j’ai commencé à me pencher sur l’éventualité de venir vivre à Los Angeles avec Greg, en parcourant l’immense patchwork des quartiers avec le doigt. Nous avions imaginé nos promenades dans Pacific Palisades, les concerts au Pantages Theatre, les petits-déjeuners dans les cafés de Los Feliz, et moi faisant carrière avec mes articles pour les magazines. Ma vie actuelle est sans prétention, certes, mais c’est la mienne.

Yegina tend la main pour prendre mon téléphone, un vieux modèle à clapet éraflé qui rend difficile la composition des messages. Je préfère ne pas regarder quand je le lui donne. Le numéro de Greg est toujours le premier sur la liste de mes contacts, avant mes parents.

Juste au moment où Yegina enclenche l’appel, on frappe à la porte. Elle colle l’appareil à son oreille et dit :

— Entrez.

— Je peux vous parler…

Cette voix chaleureuse mâtinée de condescendance ne peut appartenir qu’à notre cher directeur Bas Terrant, rejeton de la Côte est né avec une cuillère d’argent dans la bouche et patiné du vernis d’Hollywood. Impeccables, son costume et sa coiffure semblent toujours entrer dans la pièce avant lui. Ses vêtements sont déclinés sur des tons tellement pastel qu’ils pourraient fondre sur la langue, et ses boucles blondes effilées balaient son front dans un style juvénile. À son âge il devrait grisonner et arborer quelques rides, mais un ensemble de traitements radicaux lui évite ces deux désagréments. Ce soir, néanmoins, la sueur a assombri ses tempes et ses paupières paraissent plissées, comme si quelqu’un avait tenté sans succès de les fermer en les boutonnant.

— Un problème urgent avec la reconnaissance des sponsors, dit-il. Entre autres choses.

— Bien sûr. Parlez-moi.

Le visage de Yegina s’est métamorphosé en un masque aimable. Elle coupe la communication et me rend le portable. Il glisse dans ma paume, froid et bien solide. Appel à Greg annulé. Il verra que j’ai essayé de le joindre. Deux mois de maîtrise personnelle sans faille, pour rien.

Bas m’adresse un sourire crispé.

— Et veuillez contacter Jayme ; ce soir, tout le monde doit être sur le pont, dit-il, et il referme la porte.

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2

 

Je ne vais pas voir Jayme directement. Je reviens dans mon bureau et je contemple une fois encore le dessin de Cy Twombly accroché au mur, en m’évertuant à détendre mes nerfs avant de me laisser entraîner dans cette soirée qui prend des allures de catastrophe ferroviaire imminente.

Chaque bureau du Rocque est orné d’une œuvre d’art authentique prélevée sur la collection permanente du musée. Mon choix personnel ne se serait pas porté sur Twombly, mais avec le temps son dessin m’a conquise. Des marques grises recouvrent le papier en une tempête de lignes. J’essaie d’en suivre une des yeux ; elle se brise. J’en suis une autre ; elle se brise aussi. Si à vingt-sept ans vous m’aviez questionnée sur mon avenir, j’aurais prédit un mariage prochain, et puis des enfants, un déroulement logique et satisfaisant des décennies pas très différent de celui de mes parents. Mais à vingt-huit, je ne vois pas comment les choses s’assemblent.

J’ai rencontré Greg Ferguson il y a presque six ans, alors que nous participions tous deux à un programme d’enseignement de l’anglais, en Thaïlande. Un mois à s’orienter dans Bangkok nous a poussés tous deux à ap­­prendre le thaï, avec une vingtaine d’autres. Ces cours regroupaient une poignée de ces habituels diplômés naïfs et aventureux : un couple marié qui se chamaillait continuellement ; un type au casque de moto toujours vissé sur le crâne ; et moi, qui essayais très dur de m’incorporer à ce noyau d’étudiants. Et puis il y avait Greg. Il était de la même tranche d’âge que la plupart d’entre nous, mais sa mère venait de survivre au premier assaut de son cancer des ovaires, et il avait consacré les deux mois précédents à méditer dans un monastère. Un mince duvet recommençait à couvrir son crâne, et ses silences pouvaient vibrer tel un stroboscope. En ma­­jorité, les autres le considéraient avec une sorte de respect morose. J’ai décidé de le courtiser pour qu’il intègre notre bande.

Je me dois d’être très claire : ma démarche n’avait aucune motivation romantique. J’ai agi par pure sympathie, stimulée par ma formation de journaliste à l’intrépidité sociale. Trop maigre de huit kilos et sans ses cheveux hirsutes, Greg avait un air grincheux, reptilien. Il ne souriait pas, ne plaisantait pas comme il le fait aujourd’hui. Je l’ai incité à suivre notre joyeuse bande quand nous naviguions sur les canaux, à visionner un film thaïlandais sans scénario descriptible autre qu’une succession de cris et de bagarres. Je lui ai donné à lire les romans de Kundera que j’avais abandonnés. Pourtant je ne me suis pas du tout aperçue que j’avais éveillé des sentiments chez lui, du moins jusqu’à ce qu’il m’écrive après l’orientation, depuis son campus situé dans le Sud-Est de la Thaïlande, pour m’inviter à lui rendre visite. Ses cheveux avaient repoussé, et les beuveries obligatoires avec ses collègues thaïs l’avaient forcé à abandonner ses habitudes strictes de bouddhiste. L’homme qui est venu me chercher à la station de bus de Chanthaburi était un beau gosse chaleureux, intelligent et plein d’ironie. Et le plus étrange, c’est qu’il semblait m’adorer.

Cette adoration n’existe plus, à présent, elle a été abrogée par un mélange toxique de chagrin et d’ambition. Je sais pourquoi Greg m’a quittée, celui qu’il veut devenir et, dans l’absolu, je l’accepte. Je lui souhaite même d’y parvenir. Il ne m’a jamais menti. Mais chaque fois que je le vois en chair et en os, c’est comme me retrouver dans la même pièce qu’un imposteur : une créature indéfinie qui aurait discrètement renoncé aux panneaux publicitaires géants de L.A., aux studios sous surveillance et aux faux espoirs, pour investir l’enveloppe corporelle de mon petit ami. Il se fait appeler “Shaw”, maintenant : une version plus rouée et lisse de l’ancien Greg. C’est aussi le nom de sa galerie : SHAW.

Une ombre se manifeste devant ma porte vitrée que Jayme West ouvre d’une main impatiente, sans cesser de parler dans son portable. Elle passe la plus grande partie de ses journées collée à cet appareil, et tous deux possèdent la même élégance et la même efficacité – tout dans le corps somptueux de ma patronne mi-norvégienne mi-érythréenne est exactement à sa place, de son bassin haut et étroit au timbre bas et velouté de sa voix, et même le parfum piquant de mandarine qu’elle laisse dans son sillage. Avec son physique et son assurance, à Hollywood ou dans la politique elle pourrait gagner dix fois plus qu’au Rocque, mais elle déteste se trouver devant les objectifs et pousse toujours Bas sous les projecteurs. Il l’adore. Nous l’adorons tous, parce que ses efforts incessants et son orchestration en coulisses aident le musée à maintenir sa réputation culturelle malgré des recettes en baisse. Sauvés par Jayme est une sorte de mantra, raison pour laquelle son comportement en regard de l’expo de Kim Lord m’a tout particulièrement déroutée.

— Oui, c’est “Rocque” comme dans “troc”, et Natures mortes comme “escortes”.

Elle coupe la communication et lève les yeux au ciel.

— Ou “froc”, dis-je, et “portes”.

Jayme ne sourit pas. Elle n’est pas d’un naturel souriant. Cela interférerait avec les mille six cents autres choses qu’elle fait à tout moment.

— Vous n’avez pas autre chose à vous mettre ?

Avant que j’aie le temps de répondre, elle m’entraîne dans son bureau, qui est plus spacieux et mieux rangé que le mien, sort des robes d’une penderie et les colle une à une sous mon menton.

— Vous faites la même taille que moi, juste un peu moins grande, marmonne-t-elle.

Son portable tinte. Elle lit le nom qui s’affiche sur l’écran, grimace, mais sa réponse est sans défaut :

— M. Gillespie, nous allons encore devoir déplacer l’interview. L’artiste souhaite avoir plus de temps avec vous, tout spécialement.

Elle agite la robe qu’elle tient à cet instant. Quand je prends le vêtement, j’ai la surprise de voir qu’elle a la chair de poule et que son bras tremble. J’essaie d’accrocher son regard, mais elle tourne la tête délibérément et s’appuie sur son bureau. J’emporte docilement la robe dans le couloir et dans les premières toilettes sur mon chemin. Je suis envoûtée par le tissu d’un vert moiré et son poids pareil à celui du cuir. J’ai tendance à opter pour les bleus et les gris sages qui conviennent à la garde-robe d’une jeune fille catholique. Cette robe semble venue d’un autre monde, pêchée dans une mer extraterrestre. Je crains qu’elle soit horrible sur moi. Et prétendre que Jayme et moi faisons la même taille revient à comparer une Jaguar à une Traban. Les vêtements ne tombent en aucune façon sur le buste mince de Jayme : ils flottent. Si elle se présentait au gala de ce soir vêtue de lavettes séchées cousues ensemble, les chroniqueurs de mode s’esbaudiraient de cette nouvelle tendance irrésistible.

Je verrouille les toilettes et j’ôte ma jupe et mon chemisier. L’air frais picote ma peau nue, et je me sens un peu ridicule et coupable d’avoir eu cette image de lavettes. Ces dernières semaines, j’ai remarqué une certaine inquiétude chez Jayme, mais pas à ce point. Nous avons l’habitude de travailler ensemble à la préparation des catalogues d’expo – je vérifie le texte, et elle s’occupe des illustrations – or, pour Natures mortes, elle m’a tout laissé faire. C’était en juillet, juste après que Greg avait déménagé, et c’est seulement après avoir découvert sa liaison avec Kim Lord que Jayme m’a présenté des excuses pour ce surcroît de travail.

— J’aimerais pouvoir vous aider, m’a-t-elle dit en s’adressant au porte-plume sur mon bureau car elle n’a pas voulu me regarder dans les yeux. Mais là, je n’en vois toujours pas le bout. Bas a mis trop de fers au feu, et je n’arrive pas à suivre la cadence.

Et donc, tout en bouillant de rage après Kim Lord, j’ai eu l’estomac un peu plus retourné encore avec cette tâche supplémentaire : corriger les légendes qui devaient accompagner les photos des victimes féminines célèbres figurant dans l’exposition. Il m’a fallu fournir un effort réel pour affronter le spectacle dérangeant de Judy Ann Dull assise dans un fauteuil, avec son cardigan et sa jupe évasée des années 1950 bien proprets, chevilles et bouche ligotées à l’aide d’une corde blanche. J’ai essayé de ne pas remarquer le tissu miteux du siège, l’expression de regret et de méfiance mêlés de Dull pour avoir été enlevée par un réparateur de télévision peu éveillé qui avait promis de l’aider dans sa carrière de mannequin. Je ne voulais pas voir Judy Ann Dull vivante et en bonne santé, parce que je savais que plus tard elle serait affublée de longs gants noirs, de bas également noirs, attachée poitrine dénudée à un x en bois dans le désert, violée à plusieurs reprises et finalement étranglée par Harvey Glatman, le Tueur de Starlettes. Dull n’avait que dix-neuf ans.

Si j’avais eu du mal avec une victime et son histoire, je n’imaginais pas comment Kim Lord avait pu habiter en profondeur onze de ces vies et morts afin de composer ses peintures.

En dépit de ses affirmations, je n’étais pas certaine qu’elle l’ait fait.

Des bannières annonçant Natures mortes tendues à deux mâts en travers des rues ont été disposées dans toute la ville. Elles montrent la moins graphique des œuvres de Kim, une représentation d’elle-même en Roseann Quinn vivante. Chevelure tout en longues boucles et sourire innocent, la jeune femme a été poignardée à mort en 1973. Les commissaires de l’expo ont insisté pour une image qui ne soit pas sanguinolente, mais le fond des bannières est cramoisi. Hier, sur Fairfax, quand je suis passée sous une série d’entre elles, la couleur n’a cessé de happer mon regard vers le ciel. Le visage de Kim Lord m’observait, déguisé sous la peinture et les traits d’une femme assassinée.

— J’ai fait des cauchemars atroces en rapport avec les victimes, a-t-elle affirmé à un journaliste, il y a peu. Je suis tout simplement… hantée. Notez bien ça : Moi, Kim Lord, jure solennellement que ma prochaine exposition aura pour thème les petits lapins.

Mais l’expo suivante de Kim Lord est toujours plus dramatique que la précédente, elle qui a commencé sa carrière par La Chair, reconstitution d’un bordel miteux décoré de peintures la mettant en scène dans les rôles de souteneurs ou de travailleuses du sexe.

“En transformant chaque spectateur de son public en un micheton, Kim Lord l’a incité à s’interroger sur la portée morale de son propre regard, ai-je écrit dans le communiqué de presse. Les visiteurs ont payé leur entrée après avoir vu La Chair, ce qui est inhabituel dans le cadre classique d’une exposition, et Lord est devenue la première et plus jeune artiste contemporaine à vendre l’intégralité de sa première exposition chez Catesby.”

Les ventes aux enchères de Catesby sont généralement réservées aux artistes reconnus, et Kim Lord risquait l’humiliation d’offres ternes, au lieu de quoi elle en a tiré une somme globale énorme. Elle n’a rien d’une écervelée, c’est pourquoi je soupçonne son absence actuelle d’être seulement une autre de ses “trouvailles” pour gonfler la couverture médiatique la concernant et attirer plus de gens au musée.

Un espoir aussi vain que soudain m’envahit : peut-être que ni Kim ni Greg ne seront présents au gala, et que je pourrai profiter de la meilleure soirée de 2003 sans eux.

Je secoue la robe afin de trouver une ouverture. Le vêtement glisse par-dessus ma tête et descend en cascade sur mon corps pour s’arrêter à mi-cuisses. Le parfum d’agrume de Jayme emplit mes narines. Je remonte la fermeture éclair sur le côté et je sens le tissu se tendre sur mes hanches, ajusté sans trop serrer. Jusque-là, c’est parfait. Excepté les bretelles qui couvrent à peine celles de mon soutien-gorge, et le devant de la robe qui tombe un peu comme une salopette. L’image d’une culotte tyrolienne en peau se faufile dans mon esprit.

Un léger craquement annonce l’ouverture de la porte, et quelqu’un entre dans les toilettes voisines de celles que j’occupe. J’examine les chaussures de la nouvelle venue. Bleues, et ridiculement petites. Evie, du secrétariat. De­­puis que j’ai laissé notre amitié aller à vau-l’eau il y a deux ans, je culpabilise à son endroit, et encore plus récemment. Cet hiver, quand j’ai été submergée par tout le travail en relation avec le catalogue de Natures mortes, elle a été la seule à proposer spontanément de m’aider. Les secrétaires sont les plus douées pour trouver des informations relatives aux œuvres d’art et aux images, et Evie m’a soulagée d’une grosse partie des légendes. J’ai promis de la remercier en l’invitant à dîner dans notre ancien restaurant préféré de Little Tokyo, mais je n’en ai rien fait. Evie veut toujours tourner en ridicule le nouveau nom de Greg et ses ambitions, quand elle ne geint pas sur toute la graisse que contiennent nos beignets japonais, alors qu’elle a la finesse musclée d’une gazelle. En mon for intérieur, je crains qu’elle souhaite seulement que j’aie une meilleure opinion d’elle.

Je passe au pas de charge devant les miroirs des lavabos en essayant de ne pas voir la balourde vaguement germanique qu’ils reflètent un instant, et j’ai presque atteint la porte quand j’entends de nouveau la voix d’Evie :

— Tes vêtements.

— Salut, Evie.

Je me baisse pour les ramasser. La robe en cuir écrase mes abdos comme un serpent resserre ses anneaux autour de sa proie.

— Qu’est-ce qui t’amène ici ? dis-je encore, car le secrétariat est situé de l’autre côté de la baie de chargement.

Ses chaussures s’agitent.

— L’équipe va faire la fête sur le toit, dit-elle. On observera l’arrivée des gens.

Pour elle, ce serait le moment idéal de m’inviter à re­­­joindre les autres plus tard, ce dont elle s’abstient. L’équipe de l’expo est le groupe le plus cool de tout le musée, presque tous de jeunes artistes qui travaillent en partie à la mise en place de l’expo et le reste du temps sur leurs projets personnels. Ils traînent dans l’immense atelier caverneux de menuiserie, à côté du bureau d’Evie, et ils échangent à voix basse des plaisanteries amères sur le fait qu’ils sont complètement fauchés. Il existe une dé­­connexion sociale évidente entre eux et les occupants des bureaux, aux étages supérieurs.

— Sympa pour vous, dis-je. Moi, je suis obligée de bosser.

— C’est la poisse, approuve-t-elle.

— Oui. J’espère seulement que Kim Lord va finir par se montrer. Elle est en train de rater toutes ses interviews.

— En retard, comme il se doit, commente Evie d’un ton faussement admiratif.

Le dévidoir de papier-toilette vibre. C’est alors que je m’en rends compte, je suis en train d’importuner quel­qu’un dans une situation très intime, et je m’éclipse en m’excusant. Un document en main, Jayme m’attend dans le couloir. Elle a l’air plus calme, mais elle grimace à la vue de ma salopette tyrolienne.

— Tenez. Vérifiez ça pendant que je vous prépare, et ensuite je vous donnerai les directives.

Elle me fourre un communiqué de presse sous le nez et se remet à fouiller dans sa penderie.

— Quelle pointure ? demande-t-elle d’une voix étouffée.

— Je fais du 42 ½, avec un cor de belle taille au pied droit.

Elle laisse échapper un grognement mais continue ses recherches. Je lis le texte.

 

Une artiste fait un don sans précédent

 

Bas Terrant, directeur du Rocque Museum, a le plaisir d’annoncer que l’artiste Kim Lord fait don de l’intégralité de l’exposition Natures mortes à la collection permanente du musée. L’exposition compte onze peintures de Kim Lord incarnant des femmes assassinées, dont Roseann Quinn, Bonnie Lee Bakley, Gwen Araujo, Chandra Levy, Lita McClinton, Nicole Brown Simpson, et Elizabeth Short (le Dahlia Noir), ainsi qu’une nature morte monumentale. Avant d’entreprendre les portraits, l’artiste a consacré des années à étudier la vie et la mort des victimes. La valeur globale de ces œuvres est estimée à 5 millions de dollars. ...

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Maria Hummel est une écrivaine américaine.

Maria Hummel était secrétaire d'édition au MOCA à Los Angeles avant de devenir professeure à l'université de Stanford, puis du Vermont.

Son recueil de poésie, House and Fire, a remporté le prix APR / Hickman First Book 2013. Elle a écrit trois romans: Still Lives, Motherland et Wilderness Run.