>> Toutes les rubriques <<
· Discussion (473)
· Poésies (203)
· Mes ballades (83)
· MUSIQUE (112)
· UN PEU DE CORSE, la langue d'ici (40)
· HANDICAP (13)
· PHOTOS (17)
· MAXIMES,REFLEXIONS (33)
· Dansons,dansons, (23)
· Blagues (16)
· RANDONNÉE CORSE – POZZI DE BASTELICA
· POESIE de mon pays
· La Conspiration de l'ombre
· Dardanus.
· La Traversée des temps - Paradis perdus
· POESIE d'été
· Les glacières de Cardo et de Ville-di-Pietrabugno
· OLMO
· Rando:Cima di e Follicie
· LA PANTHÈRE DES NEIGES.SYLVAIN TESSON
· Avant elle
· VENISE!!
· Vie pour Vie
· Randonnée chemin du littoral ou sentier des douaniers.
· le petit pont génois
angebot bereit schnell
hallo,
ungl aublich, aber wahr, es gibt zu viele betrügereien über kreditangebot
Par Sabine, le 08.02.2022
comment ne pas aimer la corse !
Par Anonyme, le 20.07.2021
bonjour,
me rci pour ce relais...
nou s connaissons-no us peut-être?
bien à vous.
hugue s simard
Par Anonyme, le 03.05.2021
et comme toujours pas un mot sur la seule cause à la base de la catastrophe climatique : la surpopulation, jam
Par anonyme, le 22.04.2021
donat nonnotte; donatien nonnotte, né le 10 février 1708 à besançon et mort le 5 février 1785 à lyon, est un p
Par Anonyme, le 14.03.2021
moi monde enfants société histoire pouvoir livre sur animal papier dieu film moi vie belle femme mort place homme mode femmes nature heureux fille sourire nuit plat travail bleu fond chez maison fleurs photo rose amour prix roman texte sur
Abonnement au blog
Date de création : 16.06.2010
Dernière mise à jour :
01.08.2024
1173 articles
RÉSUMÉ;
Ce livre est à la fois une danse, un chant et un éclat de lune, mais par-dessus tout, l'histoire qu'il raconte est, et restera à jamais, celle de la Petite Indienne.” La Petite Indienne, c'est Betty Carpenter, née dans une baignoire, sixième de huit enfants. Sa famille vit en marge de la société car, si sa mère est blanche, son père est cherokee. Lorsque les Carpenter s'installent dans la petite ville de Breathed, après des années d'errance, le paysage luxuriant de l'Ohio semble leur apporter la paix. Avec ses frères et soeurs, Betty grandit bercée par la magie immémoriale des histoires de son père. Mais les plus noirs secrets de la famille se dévoilent peu à peu. Pour affronter le monde des adultes, Betty puise son courage dans l'écriture : elle confie sa douleur à des pages qu'elle enfouit sous terre au fil des années. Pour qu'un jour, toutes ces histoires n'en forment plus qu'une, qu'elle pourra enfin révéler. Betty raconte les mystères de l'enfance et la perte de l'innocence.
.....................................................................................................................................................................
EXTRAITS;
PROLOGUE
Je rends grâces à mon Dieu de tout le souvenir que je garde de vous.
PHILIPPIENS 1, 3
JE NE SUIS ENCORE qu’une enfant, pas plus haute que le fusil de mon père. Papa me demande de le lui apporter, à l’instant où je sors pour le rejoindre, tandis qu’il souffle un peu, assis sur le capot de la voiture. Il me prend le fusil des mains et le pose sur ses genoux. Quand je m’assieds près de lui, je sens la chaleur de l’été qui irradie de son corps comme de la tôle d’un toit brûlant par une journée torride.
Cela ne me gêne pas que les pépins de tomate provenant du déjeuner qu’il a pris dans le jardin tombent de son menton pour atterrir sur mon bras. Les graines minuscules restent collées sur ma peau et y forment un relief. Comme du Braille sur une feuille.
— Mon cœur est en verre, dit-il en roulant une cigarette. Mon cœur est en verre et, tu vois, Betty, si jamais je devais te perdre, il se briserait et la douleur serait si forte que l’éternité ne suffirait pas pour l’apaiser.
Je plonge la main dans sa blague à tabac et je malaxe les feuilles sèches, les frottant séparément comme si chacune était un animal à part entière, vivant et se glissant entre les extrémités de mes doigts.
— Dis, P’pa, c’est comment, un cœur en verre ?
Je lui pose la question parce que je sens que la réponse sera encore plus extraordinaire que tout ce que je peux imaginer.
— C’est un morceau de verre creux en forme de cœur.
Sa voix donne l’impression de s’élever par-dessus les collines qui nous entourent.
— Et le verre, il est rouge, P’pa ?
— Aussi rouge que la robe que tu portes en ce moment même, Betty.
— Mais comment tu peux avoir un morceau de verre dans ton corps ?
— Il est accroché avec une jolie petite ficelle. Et à l’intérieur du verre, il y a l’oiseau que Dieu a pris tout là-haut, au paradis.
— Pourquoi il a mis un oiseau dedans ?
— Pour qu’il y ait toujours un petit morceau de paradis dans notre cœur. Je suppose que c’est l’endroit le plus sûr pour un morceau de paradis.
— C’est quel genre d’oiseau, P’pa ?
— Eh bien, Petite Indienne, dit-il en frottant son allumette sur le ruban en papier de verre de son chapeau à large bord, je pense que ça doit être un oiseau étincelant, et que tout son corps brille de petits feux, comme les souliers rubis de Dorothy, dans ce film, là.
— Quel film ?
— Le Magicien d’Oz. Tu te souviens de Toto ?
Il aboie et finit par un long hurlement.
— Le petit chien noir ?
— C’est ça. (Il plaque ma tête contre sa poitrine.) Tu entends ? Toc-toc, toc-toc. Tu sais ce que c’est, ce bruit ? Toc-toc, toc-toc.
— C’est le battement de ton cœur.
— C’est le bruit que fait l’oiseau en battant des ailes.
— L’oiseau ? (Je pose la main sur ma propre poitrine.) Et qu’est-ce qu’il devient cet oiseau, P’pa ?
— Tu veux dire quand on meurt ?
En me regardant il plisse les yeux comme si mon visage était devenu le soleil.
— Oui, P’pa, quand on meurt.
— Eh bien, le cœur de verre s’ouvre, comme un médaillon, et l’oiseau s’envole pour nous conduire au paradis afin qu’on ne se perde pas en route. Tu sais, c’est très facile de se perdre quand on va dans un endroit où on n’est jamais allé avant.
Je laisse mon oreille collée contre sa poitrine, et j’écoute le battement régulier.
— Dis, P’pa, je lui demande, est-ce que tout le monde a un cœur en verre ?
— Nan. (Il tire une bouffée de sa cigarette.) Juste toi et moi, ma Petite Indienne. Juste toi et moi.
Il me dit de me reculer et de couvrir mes oreilles. Sa cigarette pendant au coin des lèvres, il lève son fusil et tire en l’air.
........................................................................,
PREMIÈRE PARTIE
JE SUIS
1909-1961
1
Il y aura des pleurs et des grincements de dents.
MATTHIEU 8, 12
Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière dans la cuisine tous les samedis. Ou bien on se perd, ou bien on se trouve. Ces vérités peuvent s’affronter à l’infini. Et qu’est-ce que l’infini, sinon un serment confus ? Un cercle brisé. Une portion de ciel fuchsia. Si l’on redescend sur terre, l’infini prend la forme d’une succession de collines ondoyantes. Un coin de campagne dans l’Ohio où tous les serpents dans les hautes herbes de la prairie savent comment les anges perdent leurs ailes.
Je me souviens de l’amour incandescent et de la dévotion autant que de la violence. Quand je ferme les yeux, je revois le trèfle vert-jaune qui poussait autour de notre grange au printemps, tandis que les chiens sauvages venaient à bout de notre patience et de notre tendresse. Les temps changent pour ne jamais revenir, alors nous donnons au temps un autre nom, un nom plus beau, pour qu’il nous soit plus facile d’en supporter le poids, à mesure qu’il passe et que nous continuons à nous rappeler d’où nous venons. En ce qui me concerne, je viens d’une famille de huit enfants. Nombre d’entre eux sont morts dans leur première jeunesse. Il y a des gens qui ont reproché à Dieu de ne pas en avoir pris davantage. D’autres ont accusé le diable d’en avoir laissé encore trop en vie. Pris entre Dieu et le diable, l’arbre de notre famille a grandi avec des racines pourries, des branches brisées et des feuilles rongées par les champignons.
— Il est tout tordu et amer parce qu’il ne croit pas en la lumière, disait mon père à propos du grand chêne des marais qui poussait dans notre jardin.
Mon père est né le 7 avril 1909 dans un champ de sorgho du Kentucky situé sous le vent d’un abattoir. À cause de cela, il y avait toujours dans l’air une odeur de sang et de mort. J’imagine que lorsqu’il est apparu, tout le monde l’a regardé comme s’il était né de ces deux choses.
— Il va falloir plonger mon garçon dans la rivière, a dit sa mère tandis qu’il tendait ses doigts minuscules vers elle.
Il descendait des Cherokees à la fois par son père et par sa mère. Quand j’étais petite, je croyais qu’être cherokee signifiait être reliée à la lune, comme un éclat de lumière qui s’en déroulait au bout d’un fil.
— Tsa-la-gi. A-nv-da-di-s-di1.
Si l’on remonte notre lignée au fil des générations, nous appartenions au clan Aniwodi. Les membres de ce clan cherokee étaient chargés de fabriquer une peinture rouge spéciale qui était utilisée lors des cérémonies sacrées et en temps de guerre.
— Notre clan était celui des créateurs, me disait mon père. Celui des maîtres, également. Ils parlaient de la vie et de la mort, du feu sacré qui éclaire tout. Notre peuple est le gardien de ce savoir. N’oublie jamais cela, Betty. N’oublie jamais non plus comment fabriquer de la peinture rouge, ni comment parler des feux sacrés.
Le clan Aniwodi était aussi réputé pour ses guérisseurs et ses sorciers, ceux dont on disait qu’ils “peignaient” leurs remèdes sur leurs malades. À sa façon, mon père était leur héritier.
— Ton père est un sorcier, me taquinaient-ils à l’école en agitant des plumes sous mon nez.
Ils croyaient que cela me ferait aimer mon père un peu moins, mais je ne l’en aimais que plus.
— Tsa-la-gi. A-nv-da-di-s-di.
Pendant toute mon enfance, mon père nous a parlé de nos ancêtres, pour s’assurer que nous ne les oublierions pas.
— Notre terre était grande comme ça, disait-il en écartant les bras le plus possible, lorsqu’il parlait du territoire de l’est qui avait appartenu aux Cherokees autrefois, avant qu’ils ne soient déportés jusqu’en Oklahoma.
Certains de nos ancêtres cherokees ont réussi à échapper à l’exil vers cette terre étrangère appelée Oklahoma en se cachant dans les forêts. Mais on leur a dit que s’ils voulaient rester, ils devraient adopter la manière de vivre des colons blancs. Les autorités avaient décrété que les Cherokees devaient être “civilisés” ou expulsés. Ils n’ont eu d’autre choix que de parler l’anglais de l’homme blanc et de se convertir à sa religion. On leur a dit que Jésus était mort pour eux aussi.
Avant le christianisme, les Cherokees étaient fiers de leur société matriarcale et matrilinéaire. Les femmes étaient à la tête de la famille, mais le christianisme a donné aux hommes un rôle prédominant. À la suite de ce bouleversement, les femmes ont été écartées de la terre qu’elles avaient possédée et cultivée. On leur a donné un tablier et on leur a signifié que leur place était à la cuisine. Aux hommes, qui avaient toujours été des chasseurs, on a dit qu’ils devaient maintenant travailler dans les champs. Les Cherokees ont vu leur mode de vie traditionnel éradiqué, de même que la répartition des rôles entre les deux sexes, qui avait permis aux femmes d’occuper une place aussi importante que celle des hommes.
Entre le rouet et la charrue, certains ont bien lutté pour préserver leur culture, mais les traditions se sont peu à peu diluées. Mon père a fait de son mieux pour empêcher l’eau de se mêler à notre sang en continuant à faire honneur à la sagesse dont il avait hérité – par exemple, fabriquer une cuillère avec la tige d’une feuille de courge, ou savoir quand est venu le moment de semer le maïs.
— Quand le groseillier sauvage a sorti toutes ses feuilles, disait-il, parce que cet arbuste est le premier à ouvrir les yeux après son sommeil d’hiver et à nous dire : “La terre est assez réchauffée maintenant.” La nature nous parle. Nous devons simplement nous souvenir de l’écouter.
L’âme de mon père était d’une autre époque. D’une époque où le pays était peuplé de tribus qui écoutaient la terre et qui la respectaient. Lui-même s’est tellement imprégné de ce respect qu’il est devenu le plus grand homme que j’aie connu. Je l’aimais pour cela, et pour bien d’autres choses – entre autres, le fait qu’il ne se souvenait jamais que les violettes qu’il plantait étaient violettes. Je l’aimais aussi pour l’habitude qu’il avait prise le 4 Juillet, jour de la fête nationale, de se faire couper les cheveux de manière à leur donner la forme d’un chapeau posé de travers, et je l’aimais pour la façon dont il tenait une lampe au-dessus de nous pendant nos quintes de toux lorsque nous étions malades.
— Tu vois les microbes ? demandait-il en braquant le faisceau de lumière dans l’air entre nous. Ils sont tous en train de jouer du violon. La toux, c’est leur chant.
Dans ses histoires, je valsais sur le soleil sans me brûler les pieds.
Mon père était fait pour être père. Et malgré les problèmes qu’il a pu y avoir entre ma mère et lui, il était également fait pour être mari. Mes parents se sont rencontrés dans un cimetière, à Joyjug, dans l’Ohio, par une journée dédiée aux nuages. Papa ne portait pas sa chemise sur lui. Il l’avait à la main et s’en servait comme d’un sac. Il y avait mis des champignons qui ressemblaient à des morceaux de poumon de fumeur. Il en cherchait d’autres dans les environs quand il a aperçu ma mère. Elle était assise sur une courtepointe matelassée. On pouvait voir que cette couverture avait été faite par une novice. Les espaces entre les points de couture n’étaient pas réguliers. Les lignes qu’ils formaient sur le tissu en deux tons de crème différents n’étaient pas droites. La courtepointe était ornée d’un grand arbre fait de bouts de calicot dépareillés cousus en application juste au milieu. Elle était assise sur cet arbre et elle mangeait une pomme, face à la pierre tombale d’un soldat inconnu mort pendant la guerre de Sécession.
Quelle drôle de fille, s’est dit Papa. Venir s’asseoir dans un cimetière pour croquer une pomme avec toute cette mort sous elle.
— Excusez-moi, mademoiselle. Est-ce que vous en avez vu par ici ?
Il lui a montré les champignons dans sa chemise.
Elle a rapidement baissé les yeux avant de les lever à nouveau vers lui en secouant la tête.
— Est-ce que vous en avez déjà mangé, mademoiselle ? Sautés au beurre ? Un délice.
Comme elle ne répondait pas, il a ajouté qu’elle n’était vraiment pas avare de paroles.
— Je parie que vous êtes la gardienne d’une langue perdue. Ce soldat, c’était quelqu’un de votre famille ?
Il a désigné la tombe d’un geste.
— Comment on pourrait le savoir ? a-t-elle enfin répondu. Personne ne connaît son nom. (Elle a montré la pierre d’un petit geste de la main.) SOLDAT INCONNU. Vous ne savez pas lire ?
Elle avait dit cela d’un ton plus dur qu’elle n’en avait eu l’intention.
L’espace d’un instant, il s’est dit qu’il ferait mieux de la laisser seule, mais il y avait une partie de lui qui se sentait bien avec elle, alors il s’est assis dans l’herbe, à côté de la couverture. Se renversant en arrière, il a levé les yeux vers le ciel et fait remarquer qu’il allait sûrement pleuvoir. Puis il a pris un de ses champignons et l’a fait tourner entre ses longs doigts.
— Ils sont vraiment horribles à voir, a dit la jeune fille en faisant la grimace.
— Ils sont beaux, a répliqué Papa, qui s’est senti insulté au nom du champignon. On les appelle trompettes de la mort. C’est pour ça qu’ils poussent aussi bien dans les cimetières.
Il a porté le pied du champignon à sa bouche et a imité le son d’une trompette.
— Taratata. (Il a souri.) Ce champignon est plus que beau. C’est un remède que nous offre la nature. C’est bon pour toutes sortes de maux. Peut-être qu’un jour je vous en ferai sauter quelques-uns à la poêle. Peut-être même que je vous en ferai pousser un hectare rien que pour vous.
— Je n’ai pas envie de champignons. (Elle a à nouveau fait la grimace.) Mais des citrons, j’aimerais bien. Tout un champ.
— Vous aimez les citrons, hein ?
Elle a fait oui de la tête.
— J’aime leur couleur jaune, a-t-elle ajouté. Comment peut-on ne pas être heureux avec tout ce jaune ?
Elle a croisé son regard, mais a détourné les yeux aussitôt. Par délicatesse, il a reporté son attention sur le champignon qu’il avait dans la main. Tandis qu’il l’examinait, frottant ses doigts sur la chair chiffonnée, elle a lentement levé les yeux vers lui. C’était un homme grand, aux os saillants, qui lui faisait penser à des phasmes, ces insectes allongés comme des brindilles qui grimpaient sur la fenêtre de sa chambre en été. Son pantalon boueux était trop grand pour lui et ne tenait que grâce à une ceinture en cuir éraflée, bouclée autour de sa taille mince.
Il n’avait pas de poils sur la poitrine, ce qui l’a étonnée. Elle était habituée à voir l’épaisse toison frisée sur le torse puissant de son père – ces poils qui lui donnaient l’impression, quand elle les empoignait, de serrer des petits morceaux de fil d’acier. Elle s’est forcée à chasser de son esprit l’image de son père et a continué à observer l’homme devant elle. Il avait une chevelure abondante et noire, coupée court sur les côtés, mais volumineuse sur le dessus, où elle montait à une hauteur équivalente à la largeur de sa main avant de retomber en longues ondulations.
Papa ne serait pas d’accord, s’est-elle dit en elle-même.
Elle a deviné que cet inconnu venait certainement d’une famille gouvernée par des femmes. C’était la façon qu’il avait eue de s’asseoir sur l’herbe plutôt que sur la couverture. Elle voyait la mère et la grand-mère de cet homme. Elles étaient toutes les deux là, dans ses yeux marron. C’était quelque chose qui lui inspirait confiance. Le fait qu’il gardait ces femmes en lui, si proches.
Ce qu’elle ne pouvait pas ne pas voir, c’était la couleur de sa peau. Pas noire comme celle des Nègres, s’est-elle dit, au cœur de ces années 1930, mais pas blanche non plus, et c’est tout aussi dangereux.
Elle a porté son regard sur les pieds nus de l’individu. C’étaient les pieds d’un homme qui fréquentait les bois et se lavait dans la rivière.
— Il est probablement amoureux d’un arbre, a-t-elle dit à voix basse.
Quand elle a levé les yeux, elle s’est aperçue qu’il la dévisageait. Elle est retournée à sa pomme, dont il ne restait pas grand-chose à croquer.
— Vous excuserez la terre, mademoiselle, a-t-il lancé en frottant les taches de boue sur son pantalon. Mais quand on est fossoyeur, c’est bien difficile de ne pas se salir un peu. C’est pas désagréable de travailler ici. L’endroit est sûrement plus désagréable pour les gens pour qui je dois creuser les trous.
Il l’a vue esquisser un petit sourire derrière sa pomme, mais elle s’est reprise. Il s’est demandé ce qu’elle pensait de lui. Il avait vingt-neuf ans. Elle en avait dix-huit. Elle avait des cheveux qui tombaient sur les épaules, enfermés dans une résille blanche faite au crochet. Il s’est attardé sur la texture et la couleur de sa chevelure, qui lui rappelaient les mèches pâles de la soie de maïs sous le soleil. Le vert menthe de sa robe mettait en valeur le teint de pêche de sa peau, et sa taille mince était serrée par une ceinture d’un blanc douteux qui allait avec ses mitaines sales faites au crochet. De près, on voyait que c’était une jeune fille très modeste, mais de loin, elle pouvait donner l’impression qu’elle venait d’un milieu plus aisé.
Voilà à quoi servent les gants, s’est-il dit. Se faire passer pour une grande dame et ne pas rester une simple beauté parmi d’autres, destinée à rouiller à l’écart du monde comme un tracteur hors d’usage abandonné dans un champ.
De sa pomme, il ne restait pratiquement que le cœur, mais un bout de pelure rouge était encore visible autour de la queue. Quand elle a mordu dedans, le jus a dégouliné au coin de ses lèvres. Tandis qu’il observait les mèches folles agitées par le vent au-dessus des petites oreilles de la jeune fille, il a senti quelques gouttes d’une pluie légère tomber sur ses épaules
nues. Il a été surpris d’être encore capable de sentir quelque chose d’aussi doux et délicat. Il n’était donc pas encore totalement endurci. Il a levé les yeux vers le ciel qui s’obscurcissait.
— Quand les nuages prennent cette allure-là, c’est qu’ils ont l’intention de prouver qu’ils ont un orage dans le ventre. On peut soit rester ici et être emporté par les flots, soit essayer de se sauver comme on peut.
Elle s’est levée, laissant tomber le reste de sa pomme. Il a remarqué qu’elle était pieds nus. S’ils avaient un point en commun, c’était leur façon de marcher sur la terre. Il s’apprêtait à dire quelque chose qu’il croyait susceptible de l’intéresser, mais la pluie s’est mise à tomber plus fort. Elle les martelait tandis que le ciel s’illuminait d’éclairs. L’orage faisait valoir ses droits sur mes parents d’une manière qu’eux-mêmes auraient été bien incapables de comprendre.
— On sera à l’abri sous ce noyer blanc, a dit mon père.
Serrant bien sa chemise pleine de champignons, il a attrapé la couverture et l’a tenue au-dessus de la tête de la jeune fille. Elle l’a laissé l’emmener jusqu’à l’arbre.
— Ça ne va pas durer, a-t-il assuré tandis qu’ils se réfugiaient sous l’épais feuillage du noyer.
Il a secoué la couverture pour l’égoutter, puis il a posé la main sur l’écorce exfoliée du tronc.
— Les Cherokees faisaient bouillir cette écorce. Parfois pour se soigner, mais aussi pour se nourrir. Elle est sucrée. Si vous la faites bouillir dans du lait, vous obtenez une boisson qui…
Avant qu’il ait pu finir sa phrase, elle a plaqué ses lèvres sur les siennes pour lui donner le plus tendre baiser qu’il avait jamais connu. Elle a passé la main sous sa robe pour enlever sa culotte effrangée. Il l’a regardée, interdit, mais c’était un homme après tout, alors il a posé les champignons à l’écart. Quand il a étalé la courtepointe, il l’a fait lentement, afin de lui laisser le temps de changer d’avis.
Une fois qu’elle a été étendue, il s’est allongé également. Dans les champs, autour d’eux, les épis de maïs se dressaient, semblables à des fusées pointées vers l’espace, tandis que l’homme et la jeune fille mélangeaient leurs odeurs – sans toutefois tomber amoureux. Mais l’amour n’est pas indispensable pour qu’une semence germe et se développe. Et au bout de quelques mois, il n’a plus été possible à la jeune fille de cacher ce qui grossissait en elle. Son père – l’homme que je devais appeler plus tard Grand-père Lark – a remarqué la courbure de son ventre et lui a donné des coups au visage plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle se mette à saigner du nez et à voir des étoiles danser devant ses yeux. Elle a appelé à l’aide sa mère qui se tenait tout près, mais celle-ci s’est contentée de regarder.
— Tu n’es qu’une putain, a dit son père en enlevant la grosse ceinture de cuir qui tenait son pantalon. Ce qui pousse dans ton ventre, c’est le péché. Je devrais laisser le diable te dévorer vivante. Ce que je fais, c’est pour ton bien. N’oublie pas ça.
Il l’a frappée au ventre avec la boucle en métal. Elle est tombée par terre, protégeant son abdomen du mieux qu’elle pouvait.
— Ne meurs pas, ne meurs pas, ne meurs pas, murmurait-elle à l’enfant qu’elle portait en elle tandis que son père la battait.
Il ne s’est arrêté que lorsqu’il s’est senti satisfait.
— Voilà pour le châtiment de Dieu. (Il a enfilé sa ceinture dans les passants de son pantalon.) Bon, qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?
Plus tard, cette nuit-là, elle a posé la main sur son ventre et elle a eu la certitude que la vie ne s’était pas arrêtée. Le lendemain matin, elle est allée trouver l’homme aux champignons. C’était l’été 1938, une femme enceinte était censée avoir un mari.
Quand elle est arrivée au cimetière, elle a scruté les alentours et a fini par apercevoir un homme qui creusait une tombe et qui lui tournait le dos.
Le voilà, a-t-elle pensé tandis qu’elle s’avançait entre les rangées de pierres tombales.
— Excusez-moi, monsieur ?
L’homme s’est retourné, mais ce n’était pas lui.
— Désolée. (Elle a regardé ailleurs.) Je cherche quelqu’un et je vous ai pris pour lui. Il creuse aussi des tombes dans ce cimetière.
— C’est quoi son nom ? a demandé l’homme sans interrompre son travail.
— Je ne sais pas, mais je peux vous dire qu’il est grand et mince. Cheveux noirs, yeux marron foncé…
— Et la peau foncée aussi ? (L’homme a planté sa pelle dans la terre.) Je vois de qui vous parlez. À ce qu’on m’a dit, il s’est fait embaucher à la fabrique de pinces à linge, à la sortie de la ville.
Elle s’est rendue à l’usine, puis elle a attendu devant le portail. À midi, quand la sirène a retenti, les ouvriers sont sortis du bâtiment avec leur déjeuner. Elle a essayé de le repérer au milieu de toute cette foule de chemises bleues et de pantalons d’un bleu plus sombre. L’espace d’un instant, elle a cru qu’il n’était pas là. Puis elle l’a vu. Contrairement aux autres, il n’avait pas de gamelle. Il s’est roulé une cigarette qu’il a allumée, se nourrissant de sa fumée, les yeux levés vers la cime des arbres.
Qu’est-ce qu’il regarde comme ça ? s’est-elle demandé, levant aussi la tête vers les feuilles agitées par le vent.
Quand elle a baissé les yeux, elle a vu qu’il l’observait.
Est-ce que c’est bien cette fille ? s’est-il demandé. Il n’en était pas sûr. Cela faisait déjà quelque temps. En plus, elle était couverte de bleus qui masquaient un peu ses traits, et ses yeux gonflés n’arrangeaient rien. Puis il a vu comment la brise soulevait ses mèches semblables à de la soie de maïs au-dessus de ses oreilles, et il a su que c’était la fille de la pluie. Celle qui s’était empressée de remettre sa culotte juste après.
Il a remarqué qu’elle gardait la main délicatement posée sur son ventre, qui n’était pas aussi plat que dans son souvenir. Il a soufflé assez de fumée pour cacher son visage, puis il a regagné son poste à l’intérieur de l’usine. L’odeur du bois, le grincement de la scie, la fine poussière flottant dans l’air comme des constellations d’étoiles ne l’ont pas empêché de repenser à ce moment dans le cimetière. À la pluie, aux gouttes qui passaient à travers les branches, éclaboussant les pupilles de la jeune fille, remplissant le coin de ses yeux pour ensuite couler le long de ses joues.
Quand la sirène a retenti à nouveau, des heures plus tard, il s’est hâté de sortir avant les autres. Elle était toujours là, assise par terre, devant le portail en fer de l’usine. Elle avait l’air épuisée, comme si elle venait de suivre un million d’enterrements où elle était la seule à porter le cercueil. Elle s’est levée à son approche.
— Il faut que je vous parle.
Sa voix tremblait tandis que, de la main, elle époussetait la terre de sa robe.
— C’est de moi ?
Il a fait un signe de la tête en direction de son ventre, puis a commencé à se rouler une cigarette.
— Oui.
Elle avait veillé à répondre sans hésiter.
Il a poursuivi des yeux un oiseau dans le ciel, puis s’est retourné vers elle :
— C’est pas ce que j’ai fait de pire dans ma vie. Vous auriez pas une allumette, par hasard ?
— Je ne fume pas.
Il a fini de rouler sa cigarette et s’est contenté de la glisser derrière son oreille.
— Je travaille jusqu’à cinq heures tous les jours. Mais j’ai une heure pour déjeuner. On ira devant le juge pour se marier. C’est le mieux que je peux faire. D’accord ?
— Oui, a-t-elle répondu, avant d’enfoncer son gros orteil nu dans la terre entre eux.
Il s’est alors mis à compter en silence les bleus qu’elle avait sur le visage.
— Qui vous a fait ça ?
— Mon père.
— Ça fait combien de temps qu’il a le diable dans son cœur ?
— Il l’a toujours eu, toute ma vie.
— Eh bien, je ne peux éprouver rien d’autre que de la colère pour un homme qui bat une femme comme ça. Le genre de colère qui me laisse un goût dans le fond de la gorge. Et ce goût, je vous le dis, il est sacrément mauvais. (Il a craché par terre.) Excusez-moi, mais je ne peux pas garder ça pour moi. Ma mère disait toujours qu’un homme qui frappe une femme est un homme qui marche avec les pieds de travers, et un homme qui marche avec les pieds de travers laisse derrière lui une empreinte difforme. Et vous savez ce qui vit dans une empreinte difforme ? Rien que des choses qui brûlent les yeux de Dieu. Bon, je suis peut-être pas un homme bourré de talents, mais je sais comment passer ma colère. Étant donné que c’est votre père, je ne le tuerai pas, si vous ne voulez pas que je le fasse. Je me plierai à votre volonté, vous pouvez me croire. J’ai pas non plus l’intention que notre union commence dans la violence, mais vous allez bientôt être ma femme, et je ne vaudrais pas grand-chose en tant que mari si je ne levais pas la main sur l’homme qui a levé la sienne sur vous.
— Qu’est-ce vous lui feriez, au lieu de le tuer ? a-t-elle demandé, une lumière s’allumant dans ses yeux gonflés.
— Vous savez que c’est juste là que se trouve votre âme ?
Il a posé le doigt délicatement sur l’arête de son nez douloureux. Elle a eu l’impression que c’était la chose la plus intime qu’ils aient faite ensemble depuis leur rencontre.
— Mon âme est vraiment là, dans mon nez ?
— Hmm-hmm. Tout le monde a son âme à cet endroit. Quand Dieu nous a dit d’aspirer notre âme par les narines, elle est restée là où elle est entrée.
— Alors, qu’est-ce que vous lui feriez ? a-t-elle répété sur un ton plus impatient.
— Je lui enlèverais son âme. À mon avis, c’est pire que la mort. Quand on n’a plus d’âme, on est qui ?
Elle a souri.
— Quel est votre nom, monsieur ?
— Mon nom ? (Il a ôté sa main du nez de la jeune fille.) Landon Carpenter.
— Moi, c’est Alka Lark.
— Enchanté, Alka.
— Enchantée, Landon.
Chacun a répété tout bas le nom de l’autre tandis qu’ils se dirigeaient vers le vieux camion de Landon.
— J’ai pas l’habitude d’emmener des dames en voiture, a-t-il dit en enlevant les racines de pissenlit qui occupaient le siège pour qu’elle puisse s’asseoir. Au fait, c’est le thym que vous sentez.
Lorsqu’elle s’est assise, de minuscules cailloux se sont incrustés dans ses cuisses. Il a refermé la portière pour elle. Elle l’a observé attentivement faire le tour du camion pour venir s’installer au volant. Quand il a fait démarrer le moteur, elle a eu la certitude qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.
— À quoi vous pensez ? lui a-t-il demandé en voyant ses yeux se perdre dans le vague.
— C’est juste que… (Elle a baissé les yeux sur son ventre.) Je ne sais pas trop quel genre de mère je vais être ou quel genre de bébé je vais avoir.
— Quel genre de bébé ? a-t-il répété en étouffant un petit rire. Eh ben, je suis peut-être pas très intelligent, mais je sais au moins que ce sera un garçon ou une fille. Et il ou elle m’appellera papa et vous maman. Voilà le genre de bébé que ça sera.
Il a quitté le parking pour rejoindre la route.
— Il y a pire que se faire appeler maman, j’imagine, a-t-elle remarqué avant de se relever sur son siège de manière à pouvoir voir la route au-dessus des plantes mises à sécher sur le tableau de bord et le guider jusque ce qui avait été chez elle.
Lorsqu’ils sont arrivés devant la petite maison blanche, Grand-père Lark était sur la balancelle, sur la véranda. Mamie Lark lui servait un verre de lait. Maman est passée près d’eux rapidement, courant presque, ignorant leurs questions concernant l’homme qui était avec elle et la raison pour laquelle il pensait avoir le droit de mettre les pieds chez eux.
Maman a entendu la colère monter dans la voix de Grand-père Lark pendant qu’elle se précipitait dans sa chambre. Elle s’est mise à jeter sur son couvre-lit tous les vêtements qu’elle pouvait attraper.
— Qu’est-ce que j’oublie ? s’est-elle dit tout haut, parcourant des yeux la pièce qu’elle quittait.
Elle est allée jusqu’à la fenêtre ouverte, mais au lieu de fixer son regard sur son père – qui était sur le dos dans la cour, maintenu au sol par Papa qui lui donnait une volée de coups de poing au visage – elle a regardé les rideaux de coton qui encadraient la fenêtre. C’étaient des rideaux courts, jaunes avec de petites fleurs blanches imprimées. Elle s’est demandé si elle avait besoin de choses aussi jolies pour habiller l’endroit, quel qu’il fût, où elle allait vivre maintenant.
— Oui, s’est-elle répondu.
Elle a tiré sur les pans de tissu jusqu’à ce que la tringle se casse, puis elle a enlevé les rideaux, les jetant sur sa pile de vêtements.
— Ça devrait suffire.
Elle a noué les coins de la courtepointe avant de la balancer sur son épaule comme un sac. En sortant de sa chambre, elle a pris soin de rafler sa paire de boucles d’oreilles camées sur la commode.
— Jamais je n’aurais pu t’oublier, a-t-elle murmuré à la jeune fille dont la tête était gravée sur chaque boucle, juste avant de les mettre.
Les boucles d’oreilles lui donnant l’impression qu’elle était plus qu’une seule et unique personne, elle est sortie de la maison avec moins de peur au ventre. Elle est passée à côté de Mamie Lark, qui était toujours en train de hurler. À cet instant, Papa avait empoigné Grand-père Lark par les cheveux et il lui enfonçait le visage dans le sol. Quand il l’a laissé respirer, Maman a vu que son père avait trois dents de moins qu’au début de la journée.
— Une dernière chose, a dit Papa à Maman en sortant son couteau.
Après avoir fait une clé d’étranglement à Grand-père Lark qui essayait de se débattre, il a appuyé la lame sur son nez.
— Non, a lancé Maman en levant la main.
Papa l’a regardée, puis il a regardé son couteau.
— Désolé, Alka, mais je vous ai dit que j’allais lui enlever son âme, et c’est ce que je vais faire.
Sans hésiter, il a entamé la peau, et le sang s’est mis à couler le long du métal. Grand-père Lark a poussé un hurlement de douleur quand Papa a enfoncé la lame plus profondément. Le sang a jailli en abondance et a dégouliné sur la joue. Se précipitant vers la véranda, Mamie Lark est allée se dissimuler derrière un poteau pour pleurnicher.
— Je crois que c’est assez, Maman a-t-elle essayé de dire à Papa.
— J’ai pas encore fait sortir son âme, ma toute douce.
Il a fait pénétrer la lame jusqu’à l’os. Les lèvres de la plaie s’étant écartées, il a enlevé son couteau pour regarder dans l’entaille qu’il avait faite.
— Bon sang de bonsoir, s’est-il exclamé. Vous n’avez pas d’âme. Il n’y a rien de Dieu en vous. Vous êtes complètement creux et déjà damné, mon pauvre vieux.
Vidé de toute son énergie, Grand-père Lark a laissé sa joue reposer sur le sol tandis que Papa se relevait. Prenant le baluchon que Maman avait sur l’épaule, Papa lui a dit :
— Partons d’ici avant que vous ne commenciez à avoir pitié de ce vieux salopard.
— Ne craignez rien, ça ne risque pas.
Sortant de la poche de sa robe la moitié d’une barre de chocolat, elle s’est avancée vers son père. Il a roulé sur le dos pour la regarder. Elle a posé la demi-barre de chocolat sur sa poitrine.
C’est seulement quand elle a entendu la portière du camion s’ouvrir en grinçant dans son dos qu’elle s’est relevée pour cracher sur son père et partir.
Maman a pensé qu’ils allaient rouler en silence tout le long du chemin, mais Papa lui a demandé si l’odeur de l’essence la dérangeait. À cette époque, il louait une petite chambre située à l’arrière d’une station-service. La pièce n’avait qu’une fenêtre, où Maman a accroché ses rideaux. Ils ont étendu la courtepointe sur le lit, l’ajoutant à celle qu’il avait déjà.
— J’essaierai d’être un bon mari, lui a-t-il dit. Un homme bon.
— Ça serait bien, a-t-elle répondu en se caressant le ventre. Oui, ça serait drôlement bien.
Quand je repense à ma famille, maintenant, je vois un grand champ de sorgho d’autrefois, pareil à celui dans lequel mon père est venu au monde. Une terre brune et sèche, des feuilles vertes et humides. Une douceur un peu folle, là, au milieu des tiges dures. C’est cela, ma famille. Du lait et du miel, et toutes ces conneries du temps jadis.
............................................................................,
2
Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits,
ni un mauvais arbre porter de bons fruits.
MATTHIEU 7, 18
CHAQUE HIVER, dès que la première neige tombait, ma mère allait s’installer dans le salon. Il y avait là les meubles que mon père avait fabriqués, pourtant quand je la revois, c’est toujours dans une pièce presque vide. Ne m’apparaissent que les lames du parquet, couvertes des éraflures et des entailles que nous y avions laissées en déplaçant les meubles, ou bien en courant ou en jouant avec des couteaux. Je vois les rideaux de coton à chacune des fenêtres, ainsi que le vieux fauteuil à bascule en bois couleur mélasse. C’est là que ma mère vient s’asseoir après avoir ouvert toutes les fenêtres. Elle porte sa plus jolie robe d’intérieur. Une robe rose pâle avec des bouquets de fleurs minuscules crème et bleu clair. Je suis sûre qu’il y a un nombre impair de fleurs. Elle est pieds nus. Ses orteils se recourbent tandis qu’elle pose son pied droit sur le gauche.
En fonction de la direction du vent, il arrive que la neige entre dans la pièce. Au début, les flocons fondent avant même de toucher le sol. Puis ils s’entassent, comme de la poussière, apportant le froid avec eux. Je vois l’haleine de ma mère et sa peau qui se hérisse. C’est cela l’hiver pour moi. Ma mère assise dans une robe printanière, au milieu du salon où pénètrent les rafales de neige. Papa, qui arrive en courant pour l’envelopper d’une couverture en même temps qu’il se hâte de fermer les fenêtres. La neige, que l’on laisse fondre et qui forme de petites flaques sur le parquet de notre maison dans Shady Lane, à Breathed, dans l’Ohio. Pour moi, c’est cela, l’hiver. C’est cela, le mariage.
Les maisons sont faites au début par le père et la mère. Certaines ont un toit qui ne fuit jamais. Elles peuvent être en briques, en pierre ou en bois. Il y en a qui ont une cheminée, une véranda, une cave et un grenier, le tout construit par les parents, de leurs mains. Des mains faites de chair, de sang et d’os. Mais pas seulement. Les mains de mon père étaient aussi de la terre. Celles de ma mère étaient de la pluie. Rien d’étonnant à ce qu’ils n’aient pas pu se tenir par la main sans faire assez de boue pour deux. Et pourtant, de cette boue, ils ont construit une maison, qui est devenue un vrai chez nous.
L’aîné de la famille est né en 1939, par une journée teintée de brun foncé, comme une photo couleur sépia. Ce garçon aux yeux bleus a été nommé Leland. Dès l’instant où il est apparu, ils ont su qu’il ressemblait bien peu à son père et beaucoup à sa mère.
“C’est d’elle qu’il tient sa blondeur.”
“Et sa pâleur.”
“Et sa bouche en cœur.”
Avec leur fils nouveau-né, Maman et Papa ont décidé de s’installer à Breathed, Ohio. C’était la ville où Papa avait grandi après que sa famille eut quitté le Kentucky. Il s’est dit que ce serait un endroit agréable où élever sa propre famille. Jamais très éloigné d’une rivière, Papa y a porté son bébé et l’a plongé brièvement dans l’eau, comme il l’a fait à la naissance de chacun d’entre nous.
— Pour que mes enfants soient aussi forts que la rivière, disait-il.
Cinq ans après, en 1944, Fraya est arrivée. Leland a tout de suite aimé sa petite sœur, mais son amour était semblable à un sac d’aspirateur, qui gonfle en se remplissant de saletés.
— Dieu nous a donné Leland pour qu’il soit notre frère aîné, a dit Fraya une fois. Je ne peux pas imaginer que Dieu se soit trompé.
Quand je repense à Fraya, ce qui me vient à l’esprit est l’image floue de mille lumières qui s’agitent et oscillent. Des particules qui resplendissent et scintillent avant de disparaître dans le noir et dans un bourdonnement dont je me rends compte qu’il n’est autre qu’un bruit d’abeilles.
— Doux comme le miel, disait Fraya.
Tandis qu’elle grandissait, tous les ans, à la même époque, Papa lui prenait les bras et les levait.
— Tu es ma mesure. C’est toi qui vas mesurer la distance qui sépare tout ce qui pousse dans le jardin et aussi les intervalles entre les piquets de la clôture.
— Pourquoi c’est moi ta mesure ? demandait-elle toujours, même si elle savait ce qu’il allait répondre.
— Parce que tu es importante, répliquait-il en lui étendant les bras de chaque côté. Tu es mon centimètre, mon décimètre et mon mètre. La distance entre tes deux mains est la distance qui mesure tout ce qu’il y a entre le soleil et la lune. De telles choses ne peuvent être mesurées que par une femme.
— Pourquoi ? demandait Fraya afin de ne pas l’oublier.
— Parce que tu es forte et puissante.
En 1945, Fraya est elle-même devenue une sœur aînée, à la naissance de Yarrow1. Après l’avoir plongé dans la rivière, Papa a attrapé une écrevisse, puis, avec sa pince, il a légèrement égratigné la paume du bébé.
— Pour que tu aies toujours une poigne solide, a dit Papa à Yarrow.
À partir de ce jour, Yarrow n’a cessé d’agripper tout ce qu’il pouvait. Des billes. Des cailloux. Des perles, tirées de la poche de Papa. Yarrow empoignait tout cela avec une telle force que Papa l’avait surnommé l’Écrevisse. Je n’ai jamais eu l’occasion de l’appeler ainsi moi-même. Alors qu’il avait deux ans, le petit garçon qui ramassait tout ce qui était à sa portée a été retrouvé étendu sous le marronnier dans la cour, ses mains ouvertes tournées vers le ciel. Un marron était resté coincé dans sa gorge. Peut-être a-t-il pris le marron, avec sa peau brune et brillante, pour un bonbon.
Dès que Yarrow a été recouvert de terre semée de graines d’achillée millefeuille, Maman et Papa ont emmené Leland et Fraya. Ils ne se sont pas contentés de partir de Breathed, ils ont quitté l’Ohio avec toutes ses maisons à la peinture écaillée et sa gloire injectée de sang, comme disait mon père. Ils ne pouvaient plus vivre dans un État qui avait pour symbole le marronnier2.
Après leur départ, ils sont allés de ville en ville. Maman semblait ne tomber enceinte dans un État que pour avoir l’enfant dans un autre. En 1948, elle a failli mourir en accouchant de Waconda sur les bords de la rivière Solomon, au Kansas. D’après Papa, le bébé pesait près de sept kilos à la naissance. Le placenta était sorti avant Waconda. Papa avait essayé de le faire rentrer de force ; tout au moins, c’est de cette façon qu’on raconte l’histoire.
Le nom donné au bébé était celui de la source Waconda, qui coulait autrefois près de la rivière et que fréquentaient les Indiens des Grandes Plaines, convaincus qu’elle avait des pouvoirs sacrés. L’Eau du Grand Esprit. C’est ce que signifie son nom.
..............................................................................................................................................................
BIO;
Tiffany McDaniel, née en 1985 dans l'Ohio aux États-Unis, est une romancière, poétesse et artiste visuelle américaine.
Œuvre
2016 : The Summer That Melted Everything, St. Martin's Press, (ISBN 978-1250078063)3
L'Été où tout a fondu, trad. Christophe Mercier, éditions Joëlle Losfeld, 2019, (ISBN 978-2-07-275857-7), 414 p. ; rééd. éditions Gallmeister, 2020
2020 : Betty, Alfred A. Knopf / Random House, (ISBN 9780525657071)
Betty, trad. François Happe, éditions Gallmeister, 2020 (ISBN 978-2-35178-245-3), 720 p. — Prix du roman Fnac 2020
Betty, de Tiffany McDaniel, est une œuvre puissante sur le secret et l’enfance. Un texte féministe et initiatique. La poésie permanente qui le parcourt et nous imprègne, la voix de Betty, la force incroyable des personnages et leur incarnation, en font un roman unique et magistral à lire à tout prix